La campagne présidentielle américaine 2024, qui a débuté avec les primaires démocrates et, surtout, républicaines, est déjà historique à plus d’un titre.
Pour la première fois de l’histoire des États-Unis, un candidat, Donald Trump, de surcroît ancien président, brigue la Maison Blanche alors même qu’il est visé par de multiples inculpations et a été reconnu coupable d’agression sexuelle (un viol en réalité).
Plus grave encore : après sa défaite de novembre 2020, Trump a tenté d’empêcher le transfert démocratique du pouvoir en encourageant ses partisans à s’opposer par la violence à l’investiture de son successeur, et continue à ce jour d’affirmer qu’il a, de fait, remporté l’élection.
Il n’y a aucune preuve de fraudes dont l’existence aurait pu changer le résultat, et tous les recours légaux de l’ancien président ont été rejetés, car sans objet, ou perdus, après des audiences sur le fond. Pourtant, près de 3 Américains sur 10 – et deux tiers des sympathisants républicains – continuent de croire que l’élection a bel et bien été volée à Trump. Selon eux, des fraudes massives auraient été mises en œuvre dans certains États (faux électeurs, machines à voter truquées, etc.) avec la bénédiction des fonctionnaires chargés du bon déroulement des élections et de juges peu scrupuleux.
L’obsession du complot
Pour ses partisans, Trump est une nouvelle fois victime d’une "chasse aux sorcières" (tout comme lors des deux procédures de destitution auxquelles il a été confronté à la fin de son mandat), parce qu’il s’est attaqué à un système corrompu.
Loin de lui nuire, ses ennuis judiciaires lui ont, en fait, permis de récolter des millions de dollars pour financer sa campagne et payer ses avocats, et de monter dans les sondages dans le cadre des primaires républicaines. Aujourd’hui, il est en passe de devenir le candidat du parti républicain à l’élection de novembre 2024.
Comment expliquer que plusieurs dizaines de millions d’Américains continuent d’adhérer à ce récit de l’élection volée, alors que toutes les études en ont démontré le caractère mensonger ?
Il s’agit là d’une croyance de masse de type complotiste, à savoir un contre-récit non vérifié qui remet en question l’explication officielle et s’appuie sur l’idée qu’il existe des acteurs puissants et malveillants qui agissent dans l’ombre. Ce qui caractérise les États-Unis n’est pas forcément que leur population croit davantage aux théories du complot que d’autres peuples (on peut le constater ici, ou ici), mais plutôt qu’une grande partie de leur classe politique et médiatique est prête à accepter, exploiter et organiser la pensée complotiste pour en tirer bénéfice.
En 1964 déjà, l’historien Richard Hofstadter ciblait, dans un article devenu célèbre, l’obsession de la droite américaine pour le complot communiste pendant le maccarthysme. Le christianisme a alors fusionné avec le nationalisme, devenant un élément central de l’identité américaine par opposition à celle d’un bloc communiste athée. Ce fut l’un des facteurs de l’émergence de la droite chrétienne dans les années 1970. Le récit politique d’une lutte universelle entre le Bien et le Mal devient alors un thème incontournable des discours présidentiels.
La suspicion au cœur de la guerre culturelle
Au début des années 1990, avec la fin de la guerre froide, ce récit binaire, rappelle l’historienne Kristin Kobes Du Mez, a été adapté à la "guerre culturelle" opposant progressistes et fondamentalistes religieux sur les questions morales et sociétales comme l’avortement ou la sexualité.
Il s’agit d'un récit de décadence qui identifie toute opposition politique à un "ennemi" mettant en péril les fondements moraux de la nation. Il a été alimenté par un sentiment d'impuissance et d'humiliation à la suite des attaques du 11 septembre 2001, de la crise financière de 2008 et de 20 ans de "guerre contre la terreur" sans victoire tangible. Le ressentiment racial, lié à l’évolution démographique et illustré par le récit du Grand Remplacement, et la crise du Covid, ont accentué la défiance envers l’État (le Deep State, perçu comme démoniaque).
La politisation de la religion a atteint son paroxysme avec Donald Trump, qui a utilisé le langage religieux davantage que n’importe quel autre président. À la différence de ses prédécesseurs, il a explicitement associé l’américanité au christianisme. Il a ainsi décliné des thèmes du nationalisme chrétien, très populaires chez les évangéliques blancs qu’il courtisait. C’est, du reste, dans ce groupe religieux, que l’adhésion au mythe de l’élection volée est la plus forte.
Donald Trump : un sauveur sans foi, ni loi
L’ironie est que Trump lui-même est loin d’être religieux. Ses moqueries à l’égard d’un journaliste handicapé, ses calomnies xénophobes envers les immigrés, ses appels à la violence contre ses opposants politiques et son manque patent de culture religieuse semblent difficilement compatibles avec l’éthique chrétienne.
Il n’a pas non plus hésité à mettre sur le devant de la scène des groupes extrémistes, comme les Proud Boys, et complotistes, comme Q-anon. Ce dernier mouvement diffuse notamment un récit empreint de tropes évangéliques liés à la fin du monde.
Le lien entre complotisme et nationalisme chrétien blanc est bien documenté (ici, ici ou ici), y compris au sujet des vaccins, ou du changement climatique. Les évangéliques "rationalisent" tout cela en comparant Trump à Cyrus, un roi perse historique qui, dans l’Ancien Testament, ne vénérait pas le Dieu d’Israël, mais est dépeint dans Isaïe comme un instrument utilisé par Dieu pour délivrer le peuple juif.
Ces croyances sont le fruit d’une vision littéraliste ("pré-millénariste") du livre de l’Apocalypse, adoptée par une majorité d’évangéliques (63 %) qui pensent que l’humanité vit actuellement "la fin des temps".
Cette vision du monde s’est parfaitement incarnée dans l’attaque du Capitole du 6 janvier 2021. Le leadership républicain avait là une occasion unique de condamner Donald Trump dans un procès en destitution qui aurait mis fin à toutes ses ambitions politiques. Or, malgré l’enjeu, ni le président de la Chambre des Représentants, Kevin McCarthy, ni l’influent chef des Républicains au Sénat, Mitch McConnell, n’ont voté la destitution, tout en déclarant que Trump était bien responsable moralement. Tout comme lors du premier procès en destitution, ou des nombreux mensonges de Donald Trump, y compris pendant la crise du Covid, ils ont ainsi sacrifié une nouvelle fois la démocratie sur l’autel de leurs ambitions.
Résultat : le mensonge triomphe au sein du parti et devient un test de loyauté. Une très large majorité des nouveaux élus au Congrès en 2022 mettent en doute les résultats de 2020. Kevin McCarthy a été remplacé par Mike Johnson, un nationaliste chrétien des plus radicaux et l’un des architectes de la tentative d’annulation de l’élection de 2020.
Un mensonge généralisé et financé par de puissants intérêts
Mais ce mensonge n’est pas l’expression démocratique et populiste d’un anti-élitisme de la base. Il est alimenté par des organisations nationales puissantes et bien financées par certains des conservateurs les plus riches du pays. Le Brennan Center for Justice de la faculté de droit de l’université de New York a identifié plusieurs de ces groupes tels que l’Election Integrity Project California, FreedomWorks, ou le Honest Elections Project.
Parmi ces groupes, on peut souligner le poids de la Federalist Society, qui s’attaque au Voting Rights Act (une loi de 1965 interdisant les discriminations raciales dans l’exercice du droit de vote) et a favorisé la nomination des membres les plus conservateurs de la Cour suprême.
On note aussi le rôle de la Heritage Foundation, l’une des organisations conservatrices les plus puissantes et influentes, dont l’un des buts est d’utiliser le doute et la peur de la fraude électorale comme prétexte pour supprimer des électeurs sur les listes. L’un de ses fondateurs, Paul Weyrich, déclarait en 1980 : ¡ Je ne veux pas que tout le monde vote. En fait, notre influence sur les élections augmente franchement au fur et à mesure que le nombre de votants diminue.
Il faut ajouter à cela une stratégie médiatique de désinformation utilisée par Trump et ses alliés, parfaitement résumée par Steve Bannon, l’ancien dirigeant de Breitbart News et ancien conseiller de Donald Trump : "Flood the zone with shit" – littéralement, "inonder la zone de merde". Il s’agit tout simplement de submerger la presse et le public avec tant de fausses informations et de désinformation que distinguer le vrai du faux devient cognitivement éprouvant, voire impossible.
Tout cela est bien sûr amplifié par l’extrême polarisation politique, enracinée dans l’identité sociale, qui se manifeste géographiquement par des préférences partisanes corrélées à la densité de la population (urbain vs rural pour schématiser).
Impossible pour ces Républicains de croire que Joe Biden a pu être élu par une majorité : personne, autour d’eux, n’a voté démocrate. Cette polarisation physique est renforcée par une polarisation médiatique qui constitue une véritable bulle informationnelle. Ainsi, une majorité des Républicains ne font confiance qu’à Fox News, et à des journaux télévisés d’extrême droite (comme One American News) dont les animateurs sans scrupules, comme Tucker Carlson, ont cautionné les mensonges sur la fraude électorale, mensonges ensuite amplifiés par les réseaux sociaux.
Bis repetita en novembre prochain ?
La remise en question des résultats électoraux est une constante chez Donald Trump. Déjà, en 2012, il avait qualifié la ré-élection de Barack Obama de "véritable simulacre et parodie", ajoutant que "nous ne sommes pas une démocratie" et qu’il faudrait "marcher sur Washington et mettre fin à cette mascarade."
Même en 2016, il avait contesté, toujours sans preuve, les résultats du caucus de l’Iowa, puis celui du vote populaire gagné par Hillary Clinton grâce, selon lui, à "des millions de voix illégales". La différence entre 2020 et aujourd’hui est que Donald Trump est suivi par des millions de citoyens chauffés à blanc par une élite que le pouvoir a corrompue. Ainsi, presque un quart des citoyens (23 %) est aujourd’hui prêt à recourir à la violence pour "sauver le pays". Quelle que soit l’issue de l’élection, on peut donc s’inquiéter de ce qui s’ensuivra, sachant que, comme à son habitude, Donald Trump refuse de s’engager à reconnaître le résultat de l’élection de novembre 2024 si celui-ci ne lui est pas favorable.
Jérôme Viala-Gaudefroy, Assistant lecturer, CY Cergy Paris Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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